Mîr Tahsîn Beg, portrait du dernier prince yézidi

Dans ce qui fut l’une des périodes les plus difficiles de l’histoire yézidie, il dirigea les affaires politiques et religieuses de la communauté yézidie pendant plus de 70 ans. Avec sa mort, non seulement une ère personnelle se termine, mais probablement aussi la structure même de la figure du mîr traditionnel.

Mîr Tahsîn Beg en 2016 (BBC)

Pour comprendre la signification de la personne de Mîr Tahsîn Beg et de sa position dans la communauté yézidie, un aperçu historique de la famille princière yézidie est indispensable. Par la suite, l’enfance, la vie d’adulte et le travail de Mîr Tahsîn Beg seront abordés.

La principauté de Sheikhan

L’une des principales zones de peuplement des yézidis est depuis longtemps située dans la région du nord de l’Irak, à Sheikhan. Le sanctuaire principal des yézidis : « Lalish » est situé dans cette région, où réside également le chef politique et religieux des yézidis. Ce territoire est connu sous le nom de Sheikhan depuis plus de 300 ans. Certains voyageurs occidentaux, qui visitaient de plus en plus la principauté yézidie au 19ème siècle, l’ont également appelé la région « Yezidkhane » (Ezidxanê) – littéralement le pays des yézidis. Dans l’Empire ottoman, la principauté de Sheikhan a été gérée comme un district administratif distinct du 16ème au début du 18ème siècle et s’appelait « Sanjak Dasini ». Dasini était l’ancien nom de la principauté de Sheikhan, qui était également utilisé comme synonyme pour désigner les yézidis. Les princes yézidis ont donc également utilisé le nom Dasini dans leur propre nom, comme Mir Hussein Beg Dasini (assassiné dans les années 1530) ou Mirza Beg Dasini (1600 – 1651).

On sait très peu de choses sur les origines de la principauté. Des chroniqueurs arabes comme Al-Kalby rapportent que peu de temps après la chute des Omeyades et la prise du pouvoir par les Abbassides, un soulèvement a éclaté dans la région du Sheikhan actuel en 838. Les insurgés s’appelaient Dasini. Contrairement aux Omeyades, où les différents peuples avec leurs différentes religions vivaient ensemble plus ou moins pacifiquement, les Abbassides ont instauré une ère de persécution des religions non islamiques. Le soulèvement des Dasinis sous l’égide de leur prince Mir Jafar aurait duré pendant trois ans avant d’être stoppé dans le sang.

Le saint yézidi Sheikh Adi (1073 – 1162), figure centrale de l’histoire yézidie, est apparu dans cette région vers l’an 1112. Il y a allié les tribus sous son ordre appelé Adawiya. En plus de l’auto-désignation actuelle «yézidis» (Ezidi), ses disciples étaient connus depuis longtemps sous le nom «Adawi» et jusqu’à la fin du 19e siècle également sous le nom de Dasini. Il y avait donc plusieurs mots pour désigner le peuple yézidi.

Plus de cent ans après l’arrivé de Sheikh Adi, les yézidis de Sheikhan étaient dirigés par son arrière-petit-neveu Sheikh Hassan (1195 – 1246). Selon des rapports contemporains, sous Sheikh Hassan, la principauté de Sheikhan a prospéré et a acquis une influence militaire significative – selon un historien arabe, le pouvoir de Sheikh Hassan a même menacé la ville de Mossoul en tant qu’importante ville culturelle islamique. Les dirigeants arabes craignaient que l’armée yézidie de Sheikh Hassan ne détruise la ville islamique de Mossoul.

Sheikh Hassan est entré dans l’histoire yézidie parce qu’il a réussi à diriger et à créer un peuple uni dans une organisation de principauté. Afin de pouvoir gouverner et administrer convenablement la principauté, il fonda un conseil religieux, qui existe encore aujourd’hui sous le nom de «Jivata Ruhanî» (conseil spirituel). Le conseil spirituel est devenu l’institution la plus importante des yézidis, dont la présidence a également été exercée par Mîr Tahsîn Beg jusqu’à sa mort. Les chroniqueurs musulmans contemporains n’ont pas donné de bons échos à Sheikh Hassan, qui – selon le récit – a combattu et réprimé l’islam et son influence sur son territoire. Sheikh Hassan aurait travaillé pendant six ans sur un livre que les yézidis devaient utiliser comme un « livre de religion et de droit ». Aujourd’hui, il existe encore des documents écrits par Sheikh Hassan sous le nom de « Mişûr », qui sont conservés par les serviteurs du temple Lalish.

Depuis sa prise de fonction, le gouverneur de Mossoul, Badr ad-Din Lulu (mort en 1259), a vu l’influence de Sheikh Hassan comme une menace sérieuse. En 1246, il entra dans Sheikhan avec une énorme armée, détruisit Lalish, massacra les yézidis et captura Sheikh Hassan. Pour intimider les masses et éviter toute rébellion, 200 partisans de Sheikh Hassan ont été exécutés publiquement. Sheikh Hassan a refusé d’accepter l’Islam et donc de convertir les yézidis et a finalement été exécuté à Mossoul. Quelques années plus tard, en 1254, Badr ad-Din Lulu mena une autre campagne contre les yézidis à Sheikhan dans le but de les convertir à l’islam.

Dans cette période de l’histoire des yézidis, le fils de Sheikh Hassan, Sheikh Sherfedin, a pris la succession de son père suite à l’exécution de ce dernier. Les descendants de Sheikh Hassan, les Adani-Sheikhs, ont régné sur les yézidis pendant plusieurs siècles jusqu’à ce qu’un conflit militaire éclate entre les Sheikhs Adani et Shamsani entre les XIIIe et XIVe siècles. Le troisième groupe Sheikh des yézidis, les Qatanis, parents éloignés des Adanis, qui sont restés neutres dans le conflit, ont finalement pris le contrôle du Sheikhan. La théocratie yézidie, qui tient jusqu’à ce jour, a été fondée par la dynastie Qatani. Mîr Tahsîn Beg appartenait également à cette famille des Sheiks.

La théocratie yézidie

Mîr Mihammad Batini, l’un des premiers dirigeants des Qatanis, a joué un rôle central dans le développement de la «théocratie» yézidie. Mir Mihammad Batini était un descendant du saint yézidi Mîr Ibrahim Adem. Le père de Mir Ibrahim Adem, Dervish Adam, était un disciple de Sheikh Adi.

Mîr Mihammad Batini s’est comporté de manière neutre pendant le conflit entre les Adanis et les Shamsanis et est ainsi devenu le prince et chef politique des yézidis. Dans cette phase de développement, le conflit armé entre les familles yézidies Sheikhs a pris fin et la «théocratie» yézidie actuelle a vu le jour. Les Shamsanis ont reçu la responsabilité des affaires religieuse, dont le représentant et chef religieux de tous les yézidis est appelé « Babaşêx » (père des Sheikhs). Les Adanis ont été nommés les « Peshimams » des yézidis, qui accomplissent d’importants rituels religieux – tels que le mariage religieux des couples yézidis. Dès lors, le chef politique fut choisi dans la famille de Mîr Mihammad Batinis du groupe des Qatanis, qui assuma en même temps la présidence du conseil religieux.

Le « Sanjeqa welatê Xaltan » (Le Sanjak du pays des Khaltan), qui symbolise le règne du Mîr sur les yézidis à Redwan / Welate Khaltan, au sud de Siirt et appartenant majoritairement à la tribu Khalti. Dessiné par Sir Austen Henry Layard en 1849.

Mir Mihammad Batini avait deux fils, Mir Melik et Mir Mansur. L’aîné des deux frères, Mir Melik, a succédé à son père en tant que nouveau chef des Qatanis. Depuis, le chef politique des yézidis est issu du groupe qatani, plus précisément des descendants de Mir Melik. Mîr Tahsîn Beg est un descendant direct de Mir Melik. Cette répartition des tâches, le conseil religieux et la «théocratie» yézidie ont perduré jusqu’à ce jour.

Sheikhan était complètement indépendant jusqu’au milieu du 18ème siècle, lorsque la principauté a été attaquée et subjuguée par la principauté kurde de Bahdinan.

À la fin du XVIIIe siècle, des étrangers, en l’occurrence la maison princière kurde de Bahdinan, dont les yézidis en ont souffert mortellement, sont intervenus dans le choix du prochain prince yézidi et ont nommé Khanjar Beg, un descendant de Mir Mensur, comme prince de Sheikhan. . Mais le règne de Khanjar Beg n’a pas duré longtemps. Il s’est terminé après seulement un an et l’ancienne lignée de succession a été restaurée.

Depuis lors, le prince des yézidis est appelé Mîr (prince). Il est la plus haute autorité politique et le représentant des yézidis dans tous les domaines. Sa famille est connue sous le nom de « Mala Mîra » (Maison princière) et il réside dans le village de Baadre. En tant que président du conseil religieux, il dirige les affaires religieuses en concertation avec d’autres dignitaires. Son influence et la portée de ses décisions ont également eu un impact sur les communautés yézidie en dehors de Sheikhan.

Symbole de règne pour les mîrs, il y avait un Sanjak pour chacune des sept plus grandes communautés ou colonies yézidies, y compris Sheikhan. Les sept Sanjaks étaient considérés comme les bannières de la famille princière yézidie, dirigée par les Qewals (prédicateurs des hymnes sacrés) dans les zones de peuplement des yézidis.

Arbre généalogique de Mîr Tahsîn Beg

L’arbre généalogique de Mîr Tahsîn Begs, avant le début du XVIIIe siècle, à une exception près, a été mal transmis. À partir du XVIIIe siècle, cependant, les données sont beaucoup plus fournis et sont également écrits, c’est pourquoi seule la lignée directe de succession dans l’arbre généalogique est représentée ici:

L’arbre généalogique de Mîr Tahsîn Beg

Comme le montre l’arbre généalogique de Mîr Tahsîn Beg, seuls quelques princes yézidis de Sheikhan sont morts de causes naturelles. Beaucoup ont été assassinés. Il y a eu également deux attaques contre Mîr Tahsîn Beg, dont nous parlerons plus tard.

L’un de ses ancêtres, son arrière-arrière-grand-père Mir Ali Beg 1er, fait désormais partie de la mémoire collective des yézidis et est probablement le Mir le plus connu de leur histoire. La raison principale est son martyre en 1832 lors du massacre de Soran par des assaillants de cette même région. Mir Ali Beg 1er a été torturé pendant sa détention. Sous cette torture, des tentatives ont été faites pour le convertir à l’islam. Mais Mir Ali Beg 1er a refusé et est resté fidèle à sa religion, raison pour laquelle il a ensuite été exécuté. Les yézidis ont qualifié cela de victoire malgré le meurtre de leur Mîr.

Dans l’arbre généalogique précédent, seuls les héritiers masculins ont été représentés. Cependant, une femme de la famille royale, a joué un rôle particulier et a dirigé les yézidis en tant que chef politique pendant plusieurs décennies : Mayan Khatun (1873-1956), grand-mère et mentor de Mîr Tahsîn Beg.

Mîr Tahsîn : l’enfance et l’adolescence

Tahsîn Beg est né le 15 août 1933 en tant que troisième fils aîné du chef politique des yézidis, Mîr Saîd Alî Beg, dans la région de Sheikhan dans ce qui est maintenant le nord de l’Irak. Si Tahsîn Beg n’était que le troisième aîné de ses cinq frères, après le meurtre de son père, le jour de ses funérailles en 1944, les anciens de la tribu présents et en particulier sa grand-mère Meyan Xatûn le proposèrent et le désignèrent comme le successeur de la lignée des Mîrs. A cette époque, Tahsîn Beg n’avait qu’onze ans. Bien qu’il fût officiellement le chef politique des yézidis, en réalité sa grand-mère Mayan Khatun dirigeait toutes les affaires des yézidis.

Mayan Khatun avec son fils Mir Said Beg, père de Mîr Tahsîn Be

Mayan Khatun était extrêmement populaire parmi les yézidis et jouissait d’un grand respect, ce qui était probablement unique dans l’histoire des yézidis. Un responsable irakien à Sheikhan a écrit à propos de sa rencontre avec Mayan Khatun en 1948 : «Quelques jours après que je sois devenu directeur du district de Sheikhan, une vieille dame qui avait peut-être plus de 70 ans est venue à mon bureau pour me féliciter pour ma prise de fonction et pour exprimer son plein soutien à mon travail dans la région. Même si elle était très vieille, elle n’avait pas l’air frêle. Bien au contraire: son attitude charmante et son merveilleux charisme étaient fascinants. C’était une personnalité à respecter. « 

Après la mort subite de son fils Mir Said Beg en 1944, Mayan Khatun a fait nommer son petit-fils de onze ans Tahsîn Beg, bien qu’il ne soit que le troisième fils aîné, en tant que nouveau chef politique des yézidis. Tahsîn Beg, a déclaré plus tard, que sa grand-mère a eu un impact significatif sur lui et l’a préparé à son rôle jusqu’à ce qu’il prenne ses fonctions effectives.

Tahsîn Beg a été nommé le nouveau Mîr ce jour-là et portait désormais le nom complet de Mîr Tahsîn Saîd Alî Beg. Il sera probablement le dernier de la lignée qui a connu plus de 700 ans d’histoire de la communauté yézidie marquée par des migration forcées, fuites, transformation sociale, des bouleversements politiques et des périodes de génocide dévastatrices. De 1944 à janvier 2019, il a occupé la fonction de Mir, dirigée par sa famille depuis le XIVème siècle.

Jusqu’à ce que Mîr Tahsîn Beg soit assez mature pour agir de manière indépendante en tant que chef, Mayan Khatun, sa grand-mère, assurait la tutelle. Mayan Khatun a régné de 1913 jusqu’à sa mort en 1956 en tant que chef politique de faite ou bien, nous pouvons le dire : princesse des yézidis.

Mayan Khatun

Mayan Khatun a fourni à son petit-fils une formation approfondie afin de le préparer au mieux pour ses futures tâches. Pendant ce temps, le jeune Mîr Tahsîn Beg a appris à quel point les relations diplomatiques peuvent être importantes. Une leçon qu’il tentera de mettre en pratique encore et encore par la suite, et suscite aussi le mécontentement de nombreux yézidis.

Sa grand-mère et mentor Mayan Khatun elle-même a vécu l’un des épisodes les plus sanglants de l’histoire yézidie aux côtés de son mari Mir Ali Beg II. À partir de 1893, Omar Wahbi Pascha, également appelé Firik Pascha, a mené une campagne d’extermination contre les yézidis à Sheikhan et à Shingal. 10 000 yézidis ont été massacrés, des femmes et des enfants réduits en esclavage et plus de 15 000 yézidis ont été forcés à se convertir à l’islam. Sheikhan a été presque rasé de la carte. Mayan Khatun a vu comment son mari, qui a refusé d’accepter l’islam, a été torturé et humilié avant qu’ils ne soient tous deux exilés.

Pendant ce temps, elle a donné naissance à un enfant mort-né. Ce n’est qu’avec de grands efforts et en surmontant de nombreux obstacles que Mir Ali Beg II a pu organiser son retour à Sheikhan, et avec sa femme a recommencé à diriger les yézidis, qui étaient heureux de les accueillir comme leurs chefs. Ils ont dépensé une énorme fortune en soudoyant les autorités et les fonctionnaires ottomans afin de donner autant que possible aux yézidis un temps de paix. Ils ont commencé à reconstruire les lieux saints et les villages yézidis détruits et ont pu reprendre Lalish, qui avait été occupée par les musulmans pendant la guerre d’extermination. Cette terrible période de sa vie, a fait de la jeune Mayan Khatun une femme au fort caractère, qui a déteint sur son petit-fils Mîr Tahsîn Beg par la suite.

Mîr Tahsîn Beg à l’âge de 13 ans.

Mîr Tahsîn Beg à propos de sa grand-mère en 2013 : «Ma grand-mère, Mayan Khatun, une femme à fort caractère et très intelligente, a pris le rôle de Mîr à deux reprises dans l’histoire yézidie. Une première fois après la mort de mon grand-père Ali Beg quand mon père était encore mineur, ma grand-mère Mayan Khatun a pris la direction politique de la communauté yézidie. Elle a été le symbole et le premier point de contact tant pour son propre peuple que pour les représentants politiques des autres groupes ethniques. À l’âge de 18 ans, mon père, Said Beg, a officiellement pris son poste de Mir et les devoirs et droits associés. Ma grand-mère a continué à jouir d’une grande reconnaissance et d’une grande estime au sein de la communauté yézidie. Elle était également une excellente diplomate. Ma grand-mère Mayan Khatun était une femme intelligente et les circonstances politiques de l’époque ont également rendu son leadership possible. « 

Après la mort de sa grand-mère en 1956, Mîr Tahsîn Beg, qui était entre-temps devenu adulte, prit seul la direction politique des yézidis. Peu de temps après, une épreuve importante a commencé pour lui et son peuple, une épreuve qui allait durer tout au long de sa vie – une épreuve qu’ont partagée également ses ancêtres.

Mayan Khatun avec le jeune Mir Tahsin Beg

Règne du Mîr Tahsîn Beg

Contrairement à de nombreux yézidis de son temps, Mîr Tahsîn Beg a reçu une bonne éducation scolaire et politique. Afin d’accomplir correctement ses devoirs politiques, il a appris plusieurs langues et a finalement parlé couramment six langues, dont l’anglais.

Avec le roi irakien de l’époque : Faisal II, il entretenait une relation amicale ce qui laissait plus ou moins de répit à la communauté yézidie. Après la chute du roi irakien et l’abolition de la monarchie dans les années 1950, Mîr Tahsîn Beg a été visé par la nouvelle dictature militaire sous Abd al-Karim Qasim.

Mîr Tahsîn a finalement été capturé et emprisonné avant de rejoindre immédiatement la rébellion kurde en Irak après sa libération. Dans la première guerre kurdo-irakienne qui a suivi, de 1961 à 1970, Mîr Tahsîn Beg a dirigé les yézidis dans un rôle de premier plan aux côtés de Mustafa Barzani, le chef kurde de la rébellion. La guerre s’est terminée par une victoire sur les forces irakiennes.

Lorsque Saddam est arrivé au pouvoir, l’Irak a déclenché une nouvelle guerre contre les yézidis. Le régime de Saddam a détruit des dizaines de villages yézidis. Cette fois aussi, Mîr Tahsîn Beg a rejoint une armée yézidie avec les peshmergas kurdes et a combattu le règne de terreur de Saddam Hussein.

En 1975, Mîr Tahsîn Beg fuit pour la première fois en Iran et de là, part en exil en Grande-Bretagne. Ce n’est qu’en 1985 qu’il est retourné en Irak et, en tant que chef des yézidis, a assumé des fonctions politiques de grande envergure dans les régions yézidies. Il a gagné encore plus d’influence en 1992 lorsque la région autonome du Kurdistan dans le nord de l’Irak a été créée et il a exercé une influence directe sur les tribus et les territoires yézidies. Cependant, ce pouvoir lui a été systématiquement enlevé dans les années suivantes par le gouvernement autonome kurde afin de limiter son influence. Plus tard, il condamnera les actions de ses anciens camarades d’armes et les accusera d’assimiler les yézidis.

Lorsque la nouvelle constitution irakienne a été élaborée en 2005 après le renversement du dictateur Saddam Hussein, Mîr Tahsîn a demandé au gouvernement provisoire de nommer explicitement les yézidis dans la nouvelle constitution et de leur garantir les libertés constitutionnelles. Son travail a finalement fini par payer : les yézidis ont été reconnus comme une minorité dans la constitution irakienne et ont obtenu la garantie d’un siège réservé à chaque minorité au parlement irakien.

Ce sera son dernier grand succès politique, car par la suite il tombera malade et laissera progressivement la direction des affaires à son fils Hazim Beg.

A partir de 2013, Mîr Tahsîn, qui souffrait déjà de problèmes de santé, s’est installé à Hanovre, en Allemagne afin de suivre des traitements. Par la suite, il n’est retourné en Irak que très ponctuellement et que pour des courtes durées en cas de besoin urgent.

Tentatives d’assassinats

En tant que chef suprême des yézidis, le prince était dans la ligne de mire des extrémistes religieux et des politiques radicaux. Le 14 février 1992, il a été touché par plusieurs balles d’une arme automatique lors d’une attaque armée et a été grièvement blessé. Son chauffeur et son compagnon ont été tués dans l’attaque.

Le 17 septembre 2003, le véhicule du Mîr a été attaqué à la grenade depuis un véhicule approchant sur le chemin du village d’Alqosh. La grenade n’a raté que de peu la voiture du Mir, et les assaillants ont alors commencé à tirer sur le véhicule stationnaire du Mir. Ils ont essayé de tuer le Mir des yézidis avec des kalachnikovs. Ses gardes du corps ont riposté et ont poussé les assaillants à battre en retraite. Le Mir a survécu avec des blessures mineures.

Dans les deux cas, les auteurs ou les soutiens n’ont jamais été arrêtés. En tant que Mir, on vit dangereusement, a déclaré plus tard le Mir Tahsîn, mais je n’ai jamais ressenti de peur. Son grand-père, Mîr Alî Beg, comme beaucoup d’autres précédents Mîrs, a été assassiné. Les attaques ne sont pas seulement dirigées contre lui-même personnellement, mais contre lui dans sa fonction de chef des yézidis.

Tragédies personnelles et communautaires

Au cours de son mandat, Mîr Tahsîn Beg a connu de nombreuses tragédies personnelles et communautaires. Plusieurs de ses enfants meurent et les attaques contre les yézidis en Irak s’intensifient.

L’attaque dévastatrice d’Al-Qaïda en 2007 et le génocide en cours depuis août 2014, représentent un revers majeur pour lui et rendent sa tâche, déjà difficile d’unir et de renforcer les yézidis presque impossible. Malgré son état de santé, il a essayé de tout mettre en œuvre pour lancer un appel international à l’aide pour les yézidis.

Pendant ce temps, de nombreux yézidis espéraient et attendaient une forte personnalité, un chef charismatique qui les conduirait à travers les périodes difficiles. Néanmoins, les circonstances politiques locaux, rendent pratiquement impossible pour les Mir de parler ouvertement de la question yézidie sans mettre en danger sa vie et celle de sa communauté. De nombreux yézidis se sont plaints du fait que le Mir était beaucoup trop sous l’influence du parti kurde PDK au pouvoir. Cependant, il ne s’est jamais vu dans cette position et a ouvertement parlé des problèmes lors des rencontres privées et a essayé de trouver des solutions diplomatiques au lieu de se laisser aller à des attaques verbales ouvertes. Il n’est pas rare de retrouver des témoignages de son travail afin d’empêcher des représailles politiques contre les yézidis, tandis que la communauté yézidie le critiquaient plus fort et peut être à tort en public. Cet épisode d’incompréhension entre les besoins d’un chef charismatique et les coutumes diplomatiques, est également l’une des tragédies personnelles de Mîr Tahsîn Beg.

Tension constante

Depuis son entrée en fonction, Mîr Tahsîn Beg a évolué dans un champ de tension entre les besoins yézidis et la réalité politique. Outre sa maladie, le génocide de 2014 l’avait visiblement affecté. Jusqu’à la fin de sa vie, il espérait permettre aux yézidis de Shingal, qui étaient dans des camps de réfugiés depuis près de cinq ans, de rentrer. Au cours d’innombrables entretiens et discussions avec des acteurs politiques et sociaux, il a tenté de leur expliquer le sort des yézidis.

Sous sa direction, cependant, la communauté yézidie a perdu progressivement de sa cohésion. Cela est également dû aux mouvements de migration des yézidis depuis leurs zones de peuplement traditionnelles vers l’étranger. Les Mîrs ont, de ce fait, perdu de leurs influences au sein de la communauté yézidie en Irak.

Au sein des communautés yézidie, vivant désormais dans des états différents, plusieurs dynamiques sociales se sont développées qui étaient presque impossibles à contrôler. Les efforts du Mir en Allemagne, par exemple, pour amener les yézidis des différents bords politiques à discuter autour d’une même table dans le but de les unir, ont été torpillés par les yézidis eux-mêmes. L’échec, cependant, a été imputé au Mir.

Le dirigeant yézidi ne manquait pas de visions. Souvent, il était très en avance sur des questions éducatives et sociaux et devait toujours se battre pour se faire comprendre. Sur le plan religieux, il a également montré une oreille attentive aux propositions de réforme, mais a laissé la décision à la société elle-même. Il a souligné à plusieurs reprises l’importance de l’éducation pour la survie de la communauté yézidie et a encouragé les jeunes yézidis à assumer des fonctions importantes dans la société. Malgré sa propre position au sein de la communauté, il s’est prononcé contre de nombreuses influences patriarcales au sein de la société.

En raison de l’intensification des conflits dans les terres traditionnelles des yézidis, Mîr Tahsîn Beg a fait face à des tâches presque insolubles, et pour cause : les yézidis n’ayant ni poids politique, ni militaire, ni économique. Représenter, défendre et faire valoir les intérêts yézidis dans un environnement aussi tendu, étaient des tâches gigantesques auxquelles Mîr Tahsîn Beg fut le premier Mir de l’histoire à affronter de manière aussi rapide. Il a dû conduire les yézidis dans l’ère moderne sans avoir un accès direct aux communautés yézidis sur place, qui sont par ailleurs concentrées dans les zones métropolitaines.

La mort de Mîr Tahsîn

Lorsque la nouvelle de la mort de Mîr Tahsîns Beg a éclaté le 28 janvier 2019, même ses plus grands détracteurs étaient profondément inquiets. Mîr Tahsîn Beg a façonné l’histoire yézidie comme nul autre au cours des dernières décennies. Une époque se termine avec sa mort et chaque yézidis, dans un état d’impuissance depuis le génocide de 2014, ressent qu’un autre pilier de la communauté yézidis s’est effondré.

Partout dans le monde, des représentants politiques et religieux ont exprimé leur sympathie pour la famille des Mîrs mais aussi pour les yézidis. Ceux qui ont connu Mîr Tahsîn Beg ont vu en lui un défenseur de la paix et de la tolérance. Certains disent que les yézidis manqueront cruellement de ses talents de diplomate dans la période difficile qu’ils traversent. Mîr Tahsîn Beg a été transféré à Lalish et a été enterré aux côtés de ses ancêtres selon la coutume.

Succession

Sur un plan historique, sa succession devrait être assurée par son fils Hazim Beg. Cependant, il est peu connu par sa communauté et semble peu charismatique et ne répondant que partiellement aux attentes des yézidis concernant leur nouveau chef. Plusieurs voix se lèvent afin d’éviter une succession héréditaire. Ces derniers proposent qu’il soit nommé par un parlement composé de yézidi du monde entier afin de garantir que le futur chef des yézidis corresponde aux besoins actuels de la communauté.

Mon successeur, disait-il en 2013, en mauvaise santé, devrait être nommé par la communauté yézidie elle-même. Il y a peu de temps, son fils Hazim Beg se proposa logiquement à la succession de son père. Le conseil religieux de Lalish devra maintenant discuter de cette succession de manière définitive. Si la nomination du candidat actuel est maintenue, il est presque impossible que les yézidis acceptent le nouveau Mîr dans la même mesure que son prédécesseur, Mîr Tahsîn l’a fait durant les décennies de son règne. Les structures yézidis sont au bord de l’effondrement. Assurer la stabilité dans une telle situation deviendra une tâche très importante pour son successeur.

Pour toutes ces raisons, Mir Tahsîn Beg aura été probablement le dernier Mîr de l’histoire des yézidis.

© ÊzîdîPress Français, 20 Octobre 2020.