𒀠: Quand un symbole sumérien raconte l’héritage spirituel des Yézidis
Lalish – 15 Juin 2025
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Dans les plaines arides et fertiles de la MĂ©sopotamie, berceau des premières civilisations, un petit symbole gravĂ© sur des tablettes d’argile a traversĂ© les millĂ©naires : đ’€. Ce caractère cunĂ©iforme, prononcĂ© DINGIR, signifie « dieu » ou « divinitĂ© ». Il fut utilisĂ© par les SumĂ©riens, les Akkadiens, les Babyloniens et les Assyriens pour dĂ©signer le sacrĂ©. Si ce signe appartient aujourd’hui aux archives des linguistes et des archĂ©ologues, il rĂ©sonne pourtant encore dans la mĂ©moire spirituelle d’un peuple : les YĂ©zidis.
Ce lien entre un symbole antique et une minorité religieuse contemporaine peut sembler inattendu. Pourtant, il révèle une profonde continuité culturelle et spirituelle entre les traditions religieuses anciennes de Mésopotamie et la foi yézidie, qui en constitue l’un des derniers échos vivants.
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Un symbole millénaire du divin
Le signe 𒀠est l’un des plus puissants symboles religieux de l’Antiquité mésopotamienne. Il ne représente pas un dieu en particulier, mais l’essence du divin. Dans les textes, il précède systématiquement les noms des divinités — DINGIR Anu, DINGIR Enlil, DINGIR Ishtar — comme une marque de sacralité. On pourrait le comparer à un titre honorifique sacré, un équivalent du mot « Saint » ou « Seigneur ».
Plus encore, 𒀠est souvent interprété comme une fusion du ciel et de la divinité : dans la pensée sumérienne, les dieux résident dans les cieux, mais agissent sur Terre. Le ciel et le sacré ne faisaient qu’un. Ce signe incarne cette verticalité de la foi, ce lien direct entre l’homme et les puissances invisibles.
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Les Yézidis : un peuple enraciné dans la terre des dieux
Les Yézidis vivent principalement au nord de l’Irak, autour de la région de Sinjar, ainsi que dans le nord-est de la Syrie et certaines zones du Kurdistan. Leur territoire d’origine correspond à celui des anciennes cités sumériennes et assyriennes. Ils sont les héritiers d’une tradition religieuse ancienne, transmise de génération en génération, souvent en dehors des textes, dans une culture orale, symbolique et rituelle.
Le cœur de la foi yézidie est tourné vers Tawûsê Melek, l’Ange Paon, messager et manifestation du divin, chargé de gouverner le monde au nom de Dieu. Bien qu’unique, ce Dieu suprême ne se manifeste pas directement, mais à travers ses sept anges, rappelant la structure des panthéons mésopotamiens, où les divinités mineures étaient les émissaires d’une autorité céleste supérieure.
Le parallèle est frappant : les divinités mésopotamiennes comme Enki, Ninhursag, Utu ou Ishtar étaient elles aussi responsables des lois naturelles, sociales et cosmiques, agissant sur ordre d’un dieu suprême, Anu. Ce mode d’organisation spirituelle, cette vision hiérarchisée du cosmos, se retrouve chez les Yézidis.
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Spiritualité solaire, feu sacré et cycles cosmiques
Un autre pont entre le monde antique et les YĂ©zidis se trouve dans leur symbolisme religieux. Le culte du soleil, de la lumière, et du feu sacrĂ© occupe une place centrale dans la foi yĂ©zidie. Chaque matin, les croyants tournent leur regard vers le soleil en prière, comme le faisaient jadis les adorateurs de Shamash, le dieu-soleil mĂ©sopotamien, reprĂ©sentĂ© dans les textes sacrĂ©s par le signe đ’€.
Chez les YĂ©zidis, les Ă©lĂ©ments naturels sont sacrĂ©s. L’eau, la terre, le feu et l’air sont traitĂ©s avec respect. Ces pratiques rappellent les anciens cultes mĂ©sopotamiens oĂą chaque Ă©lĂ©ment Ă©tait liĂ© Ă un dieu et Ă un principe cosmique. Le feu, en particulier, est vu comme une prĂ©sence divine, qu’on ne doit pas profaner — tout comme dans les rites zoroastriens et mĂ©sopotamiens.
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Langue, mythes et transmission orale
La religion yĂ©zidie est oralement transmise, dans une langue kurde ancienne, le kurmanji. Il y a encore dĂ©bat sur le nom de la langue que d’autres nomment « Ezdiki ». Les chants liturgiques (les qewls), les poèmes sacrĂ©s et les rĂ©cits mythologiques forment un corpus vivant, qui Ă©volue tout en conservant des structures narratives et symboliques extrĂŞmement anciennes.
Des chercheurs ont noté que certains motifs de ces récits rappellent des mythes mésopotamiens : la création du monde à partir du chaos, la révolte d’un ange, la lutte entre lumière et obscurité. On retrouve aussi l’idée d’un ordre divin géré par des émissaires célestes, comme dans les tablettes d’Enuma Elish ou les épopées de Gilgamesh.
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𒀠: une mémoire symbolique de la sacralité
𒀠: ce symbole résume à lui seul une conception du monde toujours présente dans la foi yézidie : celle d’un monde habité par le sacré, où les forces invisibles gouvernent les lois visibles, et où les rites entrent en résonance avec les puissances célestes.
À une époque où l’identité yézidie est menacée par l’exil, les persécutions et l’effacement culturel, redécouvrir ce type de lien historique et symbolique est une manière de réaffirmer la profondeur de leur héritage. Ce n’est pas une tentative de retour au passé, mais une reconnaissance d’un fil de transmission que ni l’histoire ni la violence n’ont réussi à briser.
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Un héritage à protéger et à transmettre
Le caractère đ’€, simple en apparence, porte en lui des milliers d’annĂ©es d’histoire spirituelle. En rĂ©sonance avec la foi yĂ©zidie, il nous rappelle que certaines traditions vivantes d’aujourd’hui sont les hĂ©ritières directes de civilisations anciennes.
Les Yézidis, peuple résilient, gardien d’une sagesse ancestrale, sont les porteurs d’une lumière ancienne qui a traversé le temps. Reconnaître ces racines, c’est aussi reconnaître la richesse de leur identité et la nécessité de la protéger.
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