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 La tragédie qui a eu lieu à Shengal le 3 aout 2014 a démontré le dégré de la vulnérabilité des minorités moyen-orientales face aux groupes radicaux et fondamentalistes. Abandonnés à leur sort par la communauté internationale, les Yézidis deviennent progressivement un peuple, dont les membres vivront majoritairement dans la diaspora. Quelles sont leurs chances de survie dans le nouvel environnement? Qu’est ce qui les attend dans l’avenir et comment arrêter l’exode massif des Yezidis de leur terre historique? Des éléments de réponses seront donnés à travers cet article qui est une interview du scientifique, philosophe, anthropologue et l’un des meilleurs experts de la religion yézide, originaire de la Pologne, Artur Rodzevitch (Artur Rodziewicz). Lors de ses recherches il a visité les Yézidis d’Arménie, de Géorgie et d’Irak. Il a étudié la religion yézidie à Lalish, le principal temple yézidi.

 

Pourriez-vous, s’il vous plaît, nous dire ce qui vous a incité à étudier la religion yézidie ? Quelle est la raison de ce choix, puisque la Pologne est située relativement loin des terres yézidies.

Ce choix a été conditionné par un événement marquant, ou pourrait-on aussi dire par la volonté de Dieu. Pendant de nombreuses années, une importante partie de mes recherches s’est concentré sur la philosophie grecque, son influence sur la philosophie du Moyen-Orient, et en particulier sur la mystique de l’islam. Il y a dix ans, au cours d’une classe sur la philosophie, un homme m’a demandé  si je pouvais lui dire quelque chose sur les Yézidis. Et à ce moment-là, je compris que je ne possédais pas suffisamment de connaissances dans ce domaine. Je me suis alors rendu compte de mon incapacité à donner à l’étudiant une réponse, ce qui est pour moi inacceptable. En tant qu’enseignant, la possession de l’information n’est pas seulement une nécessité de l’ordre scientifique, mais aussi une obligation morale. Suite à cela je me suis rendu chez moi et ai commencé à chercher des ouvrages appropriés. Malheureusement, en polonais, je ne pouvais pas trouver quoi que ce soit. J’ai donc commencé à chercher des informations dans des langues étrangères, et suis tombé sur des articles des orientalistes arméniens – Garnik Asatryan et Victoria Arakelova, puis sur les articles de Joseph, Mingan et d’autres, dont les plus importantes ont été les éditions et traductions des hymnes religieux des Yézidis notamment les travaux du professeur
Philip Kreyenbroek de Göttingen. Une semaine plus tard, je suis retourné à l’école après avoir lu plus d’un millier de pages des divers travaux sur le sujet.

Au début, il était plutôt question de la prise de conscience de ma méconnaissance du sujet, ainsi que le désir de répondre à la question de l’auditeur. Plus tard, il y a eu un intérêt profond qui a surgi en raison des nombreux mystères qui entourent les Yézidis. Cependant, le facteur décisif a été la prise de conscience des similitudes entre la cosmogonie yézide et la cosmogonie grecque. J’ai également remarqué des liens avec le gnosticisme antique tardif  que j’avais jadis étudié pour la présence des idées platoniciennes.

Ainsi, je suis tombé avec une communauté, qui, dans sa théologie et cosmogonie a révélé de nombreuses similitudes avec la pensée grecque. J’étais alors très intrigué et conduit à analyser à nouveau ces similitudes dans le but de savoir si ces pensées et croyances ont été empruntées ou étaient originaires de la Grèce antique.

 

Et que ce qui est commun entre la religion yézide et la philosophie grecque?

Tout d’abord, il convient de rappeler que la philosophie grecque, surtout pythagoricienne et de tradition platonicienne, depuis des siècles s’était  infiltrée dans le Moyen-Orient. Sur le territoire de la Syrie et la Turquie méridionale pendant longtemps le grec était parlé. Il y avait également des centres scientifiques et philosophiques, comme celui de Harran (actuelle province turque de Sanliurfa), Beït al-Hikma (en Syrie) ou encore la «Maison de la Sagesse » à Bagdad, où les traductions de textes grecs en arabe ont eu lieu.

Les similitudes entre la philosophie grecque et le yézidisme sont visibles, en particulier dans la vision du monde, ainsi que dans sa création, à savoir dans la croyance (qui est également présent dans le zoroastrisme), en la création dans le premier temps du monde sous forme d’un modèle (ce qui n’est autre que le « Lalesha Nurani » dans les Qawls yézidis) et seulement ensuite en la création de la réalité matérielle, sur la base des quatre éléments. Il est extrêmement important également de noter l’analogie entre la description de l’unité primordiale dans la tradition grecque et l’unité primordiale symbolisé par la perle cosmogonique des Yezidis. Les 7 entités angéliques associées au monde céleste sont aussi semblables.

Cependant, les similitudes les plus frappantes se rapportent à l’orphisme et donc aux enseignements philosophiques et mystiques associés à l’Orphée mythique, ainsi qu’aux œuvres d’Empédocle, Platon ou Proclus – si seulement on ne désigne que le plus important. Dans les hymnes orphiques religieux, nous pouvons lire entre autres, l’existence lors du début de l’univers un œuf dorée illuminé, à partir duquel le fameux « Eros Protogon » (i.e l’amour) est né. Des descriptions similaires peuvent être retrouvées dans les Qawls yézidis. A part Dieu, sont aussi mentionnés la Perle et l’Amour, qui semblent jouer un rôle similaire que l’Eros grec – l’unité des éléments primordiaux du monde.

Les similitudes sont très nombreuses. Certains y sont dans mes publications, et actuellement je travaille sur un livre dans lequel je veux présenter ces choses. Je ne peux pas, cependant, dire avec une grande certitude que les Yézidis pourraient avoir emprunté ces croyances aux Grecs (directement ou indirectement, par exemple via le soufisme). Ces similitudes avaient soit d’autres sources, soit sont apparus indépendamment les unes des autres. Je travaille toujours sur ces questions.

 

Selon vous les Yézidis sont une ethnie indépendante ? Qu’est ce qui les différencie des autres peuples ?

Ici on observe deux approches : soit les Yézidis sont une composante du peuple kurde, soit au contraire sont considérés comme un peuple à part. La réponse à cette question est complexe puisque tout dépend des facteurs que l’on prend en compte dans la formation d’une ethnie. Si l’on prend en compte l’auto-identification des Yézidis, alors une partie d’entre eux se considèrent Kurdes, mais une autre se considère comme étant une ethnie à part. Dans le Sharafnameh, l’un des premiers ouvrages ou les Yézidis sont mentionnés, sept grandes tribus kurdes non-musulmanes vénéraient Sheikh Adi.

Personnellement je m’appuie sur le mythe anthropique qui relate la genèse du peuple yézidi. En ce sens les Yézidis croient que Sheid ben Djar est leur ancêtres et qu’à la différence des autres peuples, ils ne croient pas être les descendants de l’union entre Adam et Eve. C’est pourquoi je considère les Yézidis comme un peuple indépendant. Le fait qu’ils communiquent dans une langue qui est aujourd’hui classifiée comme « kurde » ne fait pas d’eux des Kurdes. Les facteurs clefs sont ici les critères religieux, mais aussi l’organisation sociétale des Yézidis. Ils pratiquent une religion unique, possèdent un système de castes spécifique et pratiquent une endogamie stricte. Tous ces critères peuvent  justifier l’existence du peuple yézidi.

Il faut néanmoins ajouter une remarque : la notion du « peuple » et de l’ « ethnie » a été adoptée  par l’Europe contemporaine et a ensuite été imposé aux autres parties du monde.

A mon avis, si l’on s’écarte du concept européen rigide, alors les Yézidis pourraient être considérés comme un groupe multi-ethnique, où les éléments irano-arabes ou arabo-kurdes dominent. Par exemple au temps de Sheikh Adi, le yézidisme était pratique par les tribus parlant le Kurmancî, mais aussi par des tribus arabes qui avaient émigré dans les environs de Mossoul. Ainsi les habitants de Bashiqa et de Bahzan sont des arabophones, tandis que la majorité des Yézidis parlent le Kurmancî. De même les Qawls contiennent des éléments du lexique arabe et l’appellation des castes yézidies comme celles de «Pirs » et des « Sheikhs » viennent des langues différentes.

En résumé, je considère que les Yézidis sont une ethnie indépendante. Je me donne également la possibilité, vu le caractère complexe de leur identité, d’analyser les Yézidis sous des prismes autres que ceux créés par les Européens.

Je rajouterai également que j’ai une vision sceptique quant à l’analyse de cette question via le cadre des politiques actuelles du Moyen-Orient. Car tout d’abord ce sont les Yézidis eux-mêmes qui doivent déterminer leur identité.

 

Selon vous, quel rôle a joué Sheikh Adi dans la formation de la religion yézidie ?

J’ai posé cette question à maintes reprises aux Yézidis d’Irak et de Géorgie. Je n’ai pas de réponse à cette question et je suis toujours dans une phase de recherche. Je peux partager avec vous mes observations que j’ai accumulé au cours de mes recherches. J’admets le fait que Sheikh Adi a des relations avec la dynastie omeyyade. Il a étudié à Baghdâd et a fréquenté le mystique et le philosophe al-Ghazālī. Il était sans aucun doute une figure religieuse charismatique, puisqu’il y a eu des masses qui étaient prêtes à le suivre

Plusieurs fois j’ai rencontré des personnes qui avançaient que Sheikh Adi a reformé les croyances primaires des Yézidis. Cependant ceci me semble peu vraisemblable. Je pense plutôt qu’il a vu dans les Yézidis des alliés de ses connaissances. Cette interaction a donné aux croyances et coutumes yézidis un caractère plus formel.

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Dernièrement certains medias kurdes critiquent Sheikh Adi en le désignant de « fondateur du yézidisme musulman ». Est-ce que cela correspond à la réalité ? Dans quel but cette propagande est menée ?

Chaque fois que les medias communiquent des informations, il faut rester extrêmement vigilant et sceptique, puisque chaque information qui est communiqué sous sa forme simplifiée n’a pas pour but de faire savoir mais au contraire est utilisée dans un but de propagande, car l’objectif n’est pas d’instruire mais de faire passer un message politique.

En ce qui concerne le « yézidisme musulman » je préfère rester vigilant à cette définition. Même si l’on suppose que Sheikh Adi était musulman, les principes religieux du yézidisme sont en contradiction avec l’orthodoxie musulmane. Ainsi ce sont sans aucun doute, deux religions distinctes.

Ce genre de propagande cache souvent des buts politiques. Dans ce cas précis il s’agit d’une tentative de rapprocher les Kurdes sunnites et les Yézidis. Si l’on imagine les Yézidis comme étant un peuple ayant des racines musulmanes, qui a avec le temps se sont éloigné de l’islam, alors plus tard il serait plus facile de les considérer comme des Kurdes musulmans hétérodoxes. Au XIXème siècle, les Ottomans pratiquaient la même politique, en accusant les Yézidis d’être des apostats de l’islam. C’est-à-dire que prétendument les Yézidis s’étaient écartés de l’islam, et que pour cette raison les Turcs tentaient de les reconvertir, ce qui s’est soldé par des persécutions. Le leader yézidi de l’époque (1892), Mirza Beg » en a payé le prix, puisqu’il fut interné avec sa famille et a dû accepter formellement l’islam et à adopté le titre de «Pasha».

De l’autre côté il existe la théorie inverse apparue à la fin du XIXème siècle, qui affirme que le yézidisme est la religion originelle des Kurdes. En faisant abstraction de la véracité de cette hypothèse, cette dernière fut utilisée maintes fois à des fins politiques,  notamment pour unir tous les Kurdes dans leur lutte pour un état indépendant. Cependant les évènements de Shengal ont fortement affaibli cette théorie. Les Yézidis se sont senti abandonnés à eux-mêmes, ce qui renforcé leur tendance à se séparer des Kurdes.

 

Pensez-vous qu’après les évènements d’aout 2014 les Yézidis pourront survivre en Irak ?

Sur cette question, je reste optimiste. Il ne faut pas oublier que malgré les oppressions incessantes, le développement de la culture yézidie ne s’est jamais arrêté. Par ailleurs en Occident il existe une fascination pour les Yézidis et de plus en plus de personnes sont prêts à les aider. Par exemple dans mon pays, il existe des mouvements de support pour les Yézidis. C’est très important. Beaucoup de choses dépendent également des relations qu’il y aura entre les Yézidis et les Kurdes. S’apparenterons-ils à de la coopération ou plutôt à de la soumission ? Malheureusement les Yézidis n’ont pas de pétrole, ce qui aurait pu ne serait qu’un peu les aider.

Il ne faut pas oublier que le monde actuel apprécie les choses sous un angle économique et pragmatique, mais ce n’est pas la seule méthode de la définition de la réalité. J’aurai même dit qu’il s’agit en fait de l’un des aspects des moins signifiants. Dans le cas des Yézidis, leur force n’est pas tant matérielle, que spirituelle. Tant que les Yézidis resteront fidèles à leur culture, ils seront forts.

 

Qu’est ce qui va advenir à la religion yézidie dans le futur ? Comment selon vous la sauvegarder pour les descendants ?

La principale tâche consiste à éduquer la génération montante. La jeunesse doit pouvoir avoir accès à la religion et à la culture des ancêtres. La coopération entre les Mirids et les Pirs et les Shexs est en ce sens primordiale. J’observe avec admiration les actions entreprises par les Yézidis de Georgie : la construction des temples, la création du Centre et de l’Académie théologique yézidie. Tout ceci prouve que leur religion n’est pas morte, mais est au contraire un objet d’études scientifiques sérieuses. Pendant les dernières années, des œuvres précieuses des professeurs Kerim Amoev et de Dimitri Pir Bari ont vu le jour. Il faudrait les publier en langue anglaise, ce qui aura pour conséquences de dissiper de nombreux mythes qui existent autour de la religion yézidie en Occident. Bien sûr en Occident il existe des savants éminents, tel que le professeur Philip Kreyenbroek. Il serait pertinent que ces experts occidentaux puissent prendre connaissances des travaux des savants du Caucase.

Malheureusement à cause des changements politico-économiques, l’Occident anglophone s’est éloigné de l’Est russophone et dans ces deux régions de nombreux œuvres sur les Yézidis voient le jour. Il serait intéressant que ces deux mondes coopèrent. En ce sens en automne 2016 il y aura une conférence en Pologne, un pays qui se trouve à la croisé de ces deux mondes. La conférence se fixe comme objectif de mettre en place une collaboration entre ces deux régions.

Concernant votre question sur l’avenir des Yézidis, il faut garder en tête que le yézidisme n’est pas comme par exemple le christianisme une religion mondiale. C’est pour cela que qu’il ne faut pas s’attendre à une croissance du nombre de fidèles, dont la quantité ne pourra augmenter dans ce cas précis que par un taux de natalité conséquent. La base doit se trouver dans une forte identité propre, son acceptation mais aussi l’appréciation à sa juste valeur.  Une religion qui ne possède pas ces traits est vouée à la disparition.

Merci énormément pour tout ce que vous faites pour les Yézidis. Nous vous souhaitons toutes les meilleures choses de ce monde.

 

ÊzîdîPress, 26.03.2016